Thomas Fort : Mathilde Geldhof, investir l’infra-ordinaire
Un homme vu de dos en train de se faire couper les cheveux, un régime de dattes à l’heure de la récolte, un café fumant, un homme, à nouveau, confondu dans les roches à l’ombre d’un arbre en train de prendre une gorgée d’eau. Les gestes sont simples, tels de banals fragments de vie quotidienne. On se concentre sur les mains qui travaillent et qui dans les assemblages photographiques de Mathilde Geldhof se mettent en mouvement, tournoyant autour de la coupe qu’elles structurent, des fruits qu’elles détachent, du gobelet qu’elles enserrent ou de l’abreuvoir éphémère qu’elles forment. Les gestes figurés se confondent avec ceux que l’artiste opère sur les images dont elle se saisit. Principalement issues d’archives personnelles, elle les a associées en diptyque, voire en polyptyque, multipliant les points de vue et les temporalités au sein d’une même composition. Les lignes de force d’un pan à l’autre se complètent dans une subtile alternance de raccords et de faux raccords appuyée par les décalages laissés apparents dans la disposition des tirages. Chacun conserve son autonomie, comme l’attestent les marie-louise qui détourent ces partitions visuelles sans chercher à délimiter une seule scène hybride. Les encadrements, par leur singularité, valorisent les découpages et les collages mis en œuvre. De ce fait, les micro-actions répertoriées dans la série Les gestes (2019-2020) deviennent tant des souvenirs que des prétextes à réfléchir à la manipulation plastique des images. Quelque chose dans le jardin (2019)répond des mêmes intentions. Là, nous faisons face à une fenêtre de bois à trois battants dont chaque carreau a été remplacé par un tirage lambda. Ainsi, neuf cases recomposent une scène d’extérieur où un homme agenouillé creuse la terre à l’aide d’une pioche, tandis que deux personnes l’observent. De dos et fermant la composition à gauche et à droite, ces silhouettes majoritairement hors champ nous invitent à participer à l’action. En donnant de prime abord une impression de cohérence, l'échelle un du dispositif nous leurre. La segmentation de l’image conjuguée à l’inversion de certaines de ses parties fait basculer l’ensemble du côté de l’énigme. L’objet récupéré utilisé comme support devient un seuil qui attire notre regard tout en nous maintenant à distance. Ce décor met en scène l’image tout en structurant le rapport visuel et physique que nous entretenons avec elle. Pour Mathilde Geldhof, le moment de la prise de vue reste généralement moins crucial que celui de l’atelier où les images collectées vont maturer avant d’être utilisées, découpées ou combinées. Même lorsque les tirages sont autonomes, ils proviennent d’un long temps de préparation au cours duquel l’artiste expérimente et anticipe l’image à venir. D’Avignon à Aubervilliers en passant par Montpellier les différentes séries de l’ensemble Les Vues (2019-2020) suivent le même protocole. À chaque fois, l’artiste saisit des fragments de lieux à travers une vitre texturée qui recouvre la totalité de la composition. Le verre par ses aspérités ou ses motifs trouble l’arrière-plan, conférant à l’image un aspect pictural. Ce filtre vient « domestiquer[1] » la nature pour en faire un paysage. La semi-opacité du matériau agit comme un écran qui rappelle que le paysage demeure une vision artificielle de la nature façonnée au gré des représentations, notamment depuis le XVe siècle en Occident. La main qui surgit dans les corpus Vues de Paris et Vues du Houloc (2020), désigne cette codification de l’image et l’associe à l’illusionnisme du procédé photographique. Le verre modifiant la perception de l’environnement qu’il recouvre capture une trace conservée par la photographie. Comme le signifie l’artiste Luigi Ghirri, cette dernière introduit « des variations dans les rapports avec le réel, déplace les termes du problème en évoquant un naturel ’’illusoire” [2]». À travers des gestes simples, mais précis, Mathilde Geldhof met en abyme notre regard et nous conduit à envisager la manière dont la réalité s’est aujourd’hui transformée en une vaste narration visuelle. Ses œuvres témoignent d’instants fugaces figés par l’acte photographique, relatant en creux son aspect mémoriel. Dans Pour Gabrielle (2021), un tirage noir et blanc posé sur une tablette de bois brut, accompagné d’un vase et de tournesols desséchés, forme une nature morte. L’image dévoile deux mains entre ombre et lumière tenant un appareil numérique compact dont l’écran reste aveugle du fait de l’exposition et de l’angle de vue. Une frêle pâquerette plantée entre les doigts de la main gauche annonce par anticipation la disparition du moment préservé par l’image. Celle-ci fusionne les genres traditionnels, à la fois portrait, scène d’extérieur et nature morte. L’ensemble devient la relique d’une rencontre, d’un lieu et d’une scène qui entame le récit d’une histoire partiellement laissée hors champ. Plutôt que d’explorer l’exotique, la photographe plasticienne investit l’endotique[3] à la recherche d’une situation, d’une lumière ou d’une sensation produisant un décalage dans l’apparente familiarité des choses. Que ce soit par l’image seule, l’assemblage ou l’accrochage, elle confère au commun un pouvoir expressif proche du principe « d’étrangéisation[4] » théorisé par Victor Chklovski. Les céramiques produites pour les œuvres Les autels (2020) ou Comme un diable dans un bénitier (2021) apparaissent alors comme des supports actifs de ce processus. Chacune présente un petit tirage témoin de souvenirs de vacances de l’artiste qui décontextualisés résonnent avec les nôtres. Leurs formes singulières et leurs irrégularités convoquent des références tant sacrées que triviales. Ces sculptures à l’échelle réduite transforment l’image plate en objet votif et renforce son statut de « fétiche[5] ». Il ne s’agit pourtant pas de leur vouer une adoration, mais de les imaginer comme vecteurs d’un partage d’expériences et de mémoires. Les œuvres de Mathilde Geldhof convoquent souvent une sensation mystique sans pour autant basculer dans le religieux. Ce sentiment devient le sujet central de l’installation Les états océaniques (2017-2018), inspirée par la pensée de Romain Rolland[6]. Enfermés dans des paysages sans lointain, les deux protagonistes de dos nous convient à errer dans les images au bord du vertige. Dans Luisa (2016), on retrouve d’autres figures qui bien qu’au sein d’un même environnement apparaissent isolées. Encastrées dans un cadre en forme de retable ces vues estivales sont transfigurées. L’attitudes des personnages et les variations de lumière dramatisent la scène dont on tente de percer le mystère. Enfin, dans La maison de vacances (2021), le cadrage serré sur un groupe assis en extérieur autour d’une table ronde rogne l’identité de chaque individu. La découpe pyramidale de l’image dans son tiers supérieur sacralise l’arrivée d’une personne dont on ne perçoit que les jambes situées sur le point de fuite de la composition. Ces trois œuvres, de manière exemplaire, rejettent une partie de l’intrigue qui s’y déroule dans le hors champ. Elles proposent de transcender le familier pour en extraire le potentiel narratif et poétique. À travers les manques qu’elles préservent, elles attisent notre curiosité et déclenchent nos imaginaires. Nous sommes ainsi conduit.es à « interroger ce qui nous semble avoir cessé à jamais de nous étonner », pour reprendre la prose de Georges Perec. Il s’agit par-là d’investir l’infra-ordinaire[7] afin d’un côté d’envisager la force poétique de l’habituel et d’un autre d’analyser l’artificialité des apparences du monde.
[1] Anne Cauquelin, L’invention du paysage [1989], PUF, 2004, coll. Quadrige, p.124. [2] Luigi Ghirri, Voyage dans les images : écrits et images pour une autobiographie, En vues, 1997, p.21. [3] Repris à Georges Perec, ce terme se rapporte à l’environnement quotidien. Georges Perec, L’infra-ordinaire, 1989 (ouvrage posthume), La librairie du XXIème siècle, Éditions du Seuil, p.11-12. [4] Il s’agit de perturber la perception automatique ou habituelle des choses en usant d’effets de styles. Voir Victor Chklovski, L’Art comme procédé, Paris, Allia, 2008. [5] Voir Roland Barthes, Mythologies [1957], Paris, Éditions du Seuil, 2014, coll. Points. [6] L’écrivain français Romain Rolland (1866-1915) formule l’expression « sentiment océanique » dans une lettre à Freud datant du 5 décembre 1927. Il y valorise une impression d’unité entre l’humain et l’univers, sensation qui pour lui peut parfois émerger hors de toute croyance religieuse. [7] Georges Perec, Ibid, p.11.