Vue de l'exposition Chronique des sentes, 2014, ENSBA
texte écrit par Raphaël Tiberghien dans le cadre de l'exposition Chronique des sentes exposition du DNSAP, ENSBA, 2014
La ligne d’horizon qui ouvre tout paysage, aussi accidentée et confuse soit elle, reste toujours de celles que l’on suit lorsqu’on parcourt un corps, qu’on observe un visage. Cette ligne-là a son temps bien à elle — qu’il ne faut pas brusquer sous peine d’en perdre le fil, de disperser les points qui la rendent lisible —, c’est le temps de la marche, pour lequel toute image est une traversée. À mesure que les contours se fonts plus nets, se précise un désir de se perdre – déjà – flottant dans l’air et qui rappelle une odeur, de cannelle, de pain d’épice peut être. Tout se tient là comme pour indiquer une présence latente, tapie dans quelque profondeur. Pas une seule forme qui ne s’exhibe, et pourtant il ne s’en trouve aucune pour s’offrir dans la chaleur familière de l’explication ; à la place, l’impression sourde d’un événement qu’on vient de mettre en branle. C’est donc cela que l’on se décide à suivre, la ligne, la cannelle et le désir, qui ne forment après tout qu’une seule et même chose. Et c’est peut être à présent dans le froissé des feuilles qui entrechoquent mollement leurs textures humides que l’on retrouve notre chemin, ou dans les moulures du plastique, répondant à la cavité rugueuse dont on a insinué qu’il aurait émergé. À moins qu’une simple courbe parcourant la tranche de la main ne soit une passerelle suffisante pour traverser l’image et passer ainsi du jeu au geste, entre les doigts d’une petite fille. Ce passage met en cause la photographie elle-même, interroge ce qu’elle cache aussi bien que ce qu’elle révèle. Dans un monde d’images, on ne peut regarder tout ce que l’on voit. Ces images-ci échappent à l’immédiateté qu’on attend d’un outil, chacune s’installe dans son rythme propre fait de reprises, d’oppositions, tissant ensemble des liens profonds qui nécessitent qu’on les retrace avec la même attention qu’il a fallu pour les construire. C’est ainsi que commence à apparaitre, entrelacé dans les ramifications du lierre qui se répand sur la surface verticale d’un mur, la trame du récit que forment les lieux et ceux qui les habitent. Peu s’en faut pour que ce même mur ne se couvre de barbe tandis qu’un jeune homme à l’air mélancolique y passe les doigts comme on caresserait les aspérités du crépi devant lequel il se tient. Peu s’en faut aussi pour qu’une grande plante affaissée et jaunissante ne prolonge son regard, l’intérieur et l’extérieur de la pièce se trouvant ainsi mis en perspective à la suite d’un modeste bouquet de fleurs sur le rebord d’une commode. Passant au-dessus de toits de tuiles, la senteur change imperceptiblement, prend des notes de thym et d’herbes sèches, s’infiltre dans l’intimité d’une autre maison où, le long du vide abrupt qui borde le plancher, l’aplomb d’une jeune fille oscille, en guise de bascule, entre le personnage et son décor. Le chemin se poursuit au grès d’ombres tranchantes, la figure mythique d’un centaure au visage invisible contraste avec l’offrande touristique et dérisoire d’une chèvre factice, on suit les boucles de ses cheveux en tontes inégales sur l’arc d’un cheptel de moutons, à travers le dédale érodé d’improbables colosses géologiques, jusqu’à la porte. À l’intérieur, la fascination mystique des enfants qui jouent prend l’allure d’une cabane incohérente, dont le panorama, embrassant le hameau, semble cartographier la construction. Plus loin, une digue nous ramène aux circonvolutions des cheveux qui passent autour du poing comme les remous d’un fleuve, à l’échelle d’une scène éclairée de bougies. Une autre scène se dessine dans les chaos chargés d’histoire de ce décor, hébergeant un autre mythe, monumental, en guise de personnage ; pris de biais par la force des choses. Chaque détail y paraît dans sa réalité infime pour déjouer l’écrasement, se fait une halte où reprendre haleine, sous le fourmillement des arbres qui exhalent leur huile en encadrant le paysage. À table, le fleuve, la boue et la cabane se rejoignent dans le murmure des assiettes et des conversations, avec la présence diaphane et ambiguë d’un souvenir, des fleurs imprimées sur du tissu, ce sentiment que tout converge dans l’instant sans que l’on puisse en retenir plus qu’une vague odeur, presque banale, curieusement familière au terme d’un voyage. Raphaël Tiberghien